La narration se dévoile grâce aux récits intéressants de Stéphane Beauverger et Alain Damasio.
Est-ce-que vous pourriez vous présenter à nos lecteurs ?
Alain Damasio : bonjour, je suis Alain Damasio, écrivain de science-fiction et de fantastique et scénariste à mes heures de jeux vidéo, séries télé, longs-métrages ou BD. Et je suis co-fondateur du studio Dontnod.
Stéphane Beauverger : moi c’est Stéphane Beauverger, scénariste de jeux vidéo, romancier, écrivain à mes heures. En fait, on a pratiquement le même parcours, le même profil, sauf que moi je suis inscrit dans le jeu vidéo depuis plusieurs années. Toi [Alain Damasio], tu viens plus de la littérature.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, nous aurions une question plus généraliste : comment définiriez-vous la narration dans un jeu vidéo ?
S.B. : deux heures… (rires)
A.D. : on a combien de temps déjà ? (rires) Déjà, cela dépend des jeux, là sur un action/aventure, c’est quand même très important parce qu’on est sur une trame qui est linéaire, où le joueur a une liberté, mais relativement contrainte, donc la structure du scénario va beaucoup guider la conduite et l’évolution du personnage. Moi je trouve que c’est assez central, même si dans les faits, au sein d’un effectif de 80 personnes, tu as un seul directeur narratif, parfois épaulé par une équipe alors que les autres sont beaucoup, beaucoup. Mais, je crois que tout seul on fait beaucoup de choses.
On a d’abord construit l’univers et Nilin est apparue dans ce Monde-là.
S.B. : en tout cas, sur Remember Me, on n’a pas à se plaindre. Sur ce projet en particulier, on avait vraiment un poids de la narration qui est très important. C’était une décision depuis le début du projet, qui avait été formulée par le directeur créatif. C’était un projet narratively-driven, donc on allait construire une histoire et un univers, on allait faire vivre une aventure dans cet univers, mais comme c’est le cas dans la plupart des jeux qui ont une étoffe science-fiction. Quand vous faites de la SF, on est obligé de construire un monde, donc de l’expliquer au joueur. Et l’expliquer au joueur, cela veut dire qu’il faut trouver un moyen pour lui donner les clefs et les codes de fonctionnement de cet univers-là. Donc cela voulait dire qu’il y avait une grande place pour la narration. Après, en tant que gros gamer, je dirais que je trouve quand même rarement mon compte. Scénaristiquement parlant, les jeux dans lesquels je sens qu’on a vraiment laissé la place au tissu narratif pour se déployer, il n’y en a pas tant que ça. Il y en a quelques-uns… Plus le temps passe… Et il me semble qu’il y a de bons jeux qui sortent là-dessus ou, en tout cas, un petit peu audacieux. Fallout, Deus Ex, Red Dead Redemption, les Assassin’s Creed, mine de rien, on voit qu’ils ont bien travaillé la narration. Il y a des jeux ambitieux qui proposent ça, mais le jeu vidéo c’est un jeu, souvent, s’il y a une histoire en plus, c’est tant mieux, mais c’est un peu le parent pauvre. Sur Remember Me, on avait la chance de travailler sur un projet qui nécessitait un gros travail d’écriture.
A.D. : et puis ils l’ont vu dès le départ. Moi je suis le cinquième co-fondateur, je suis le dernier à être arrivé et les quatre autres ont fait appel à moi. Ils ont dit « on veut un jeu à univers, on veut un jeu à scénario, on veut que le jeu vidéo porte une narration. » Et vraiment ils ont fait appel à moi, moi j’étais Grand Prix de l’Imaginaire, comme Stéphane d’ailleurs, donc on était des figures dans le petit milieu de la science-fiction française, des figures reconnues capables de créer des univers et ils ont dit « on veut ce gars-là parce qu’on a la volonté dans notre boîte de faire des jeux narratifs ». Cela explique que c’est très présent.
Est-ce-que vous diriez que Remember Me est un story-driven, un character-driven ou les deux ?
A.D. : c’est un univers-driven je dirais (rires). C’est intéressant comme question…
S.B. : grave, c’est une très bonne question. Moi j’aurais tendance à dire que Nilin découle de l’histoire en fait…
A.D. : oui, complétement.
S.B. : l’histoire a été créée avant Nilin. Donc c’est d’abord une histoire, c’est d’abord un univers et une fois qu’on a déposé les codes et les clefs de ce qu’on voulait raconter dans ce Monde, c’est Nilin qui est apparue. Cela répond d’ailleurs à la question qu’on a parfois qui est « Pourquoi vous avez choisi une fille ? ». On n’a pas décidé de faire un truc militant où on imposerait un personnage féminin. Ce personnage-là, cette jeune femme, est apparue au fil de nos réflexions comme étant le personnage qui avait le plus de choses à vivre dans ce Monde-là.
A.D. : mais c’est vrai qu’on part… Moi j’ai une particularité dans la création d’univers, c’est que je pars vraiment du concept, moi je viens beaucoup de la philo et de la sociologie et je pars souvent d’un concept, c’est ce qui me paraît le plus intéressant. Là c’est la digitalisation de la mémoire, dire ce qu'il se passerait si la mémoire pouvait être digitalisée, si on pouvait échanger des souvenirs avec des gens, les partager, les voler, les trafiquer, les vendre, ce qui fait que le plus intime de nous-mêmes, c’est-à-dire nos souvenirs, pouvait être transmis à quelqu’un d’autre. C’est cette idée de mémoire portative. Donc, c’était vraiment un concept et de dire, si on était capables de manipuler ça, ce que cela induit, économiquement, au niveau de la résistance, de la militance, au niveau de la politique, au niveau de l’organisation de la société. C’était vraiment parti de ce truc-là et à partir de ce concept, on a déployé, déployé, déployé… Mais vraiment, même dans le travail qu’on a fait avec les équipes, puisqu’à un moment j’ai réuni sept personnes pendant huit mois et on a rebâti l’univers et toute la bulle narrative, et c’était marrant parce que le concept a explosé dans toutes les directions, mais il permettait de dire que l’économie est articulée autour d’une banque centrale, qui est la banque des mémoires vivantes. C’est elle qui récupère tous ces souvenirs, les revend à d’autres boites pour savoir quelles sont les tendances marketing à exploiter, etc. Il y avait toute une logique, aussi sur la résistance des mouvements, on avait Amnesia International qui se battait contre la manipulation de la mémoire comme effacement permanent ou oubli permanent, générée par le gouvernement extérieur. On avait plein de choses comme ça qui venaient, mais on partait d’un univers.
S.B. : vous avez la réponse formulée. On a d’abord construit l’univers et Nilin est apparue dans ce Monde-là après en fait.
Nous imaginons qu’avec un tel univers de SF, vous pourriez en faire un film, des comics, des livres… Est-ce-que vous allez aller vers cela ?
A.D. : c’est la question douloureuse… Là on est dans les enjeux qui, moi, m’exaspèrent, puisque ce sont les enjeux de la propriété intellectuelle. Aujourd’hui, au niveau mondial, même pas en France où elle est protégée, ce qu’on a produit à huit, soit une bible narrative de 1200 pages A4, sans blabla, et c’est une bible très complète, il y a même des projets de BD, de séries télé puisque j’avais fait travailler l’équipe là-dessus, de comics, de long-métrage, etc. On avait en termes d’œuvres dérivées, puisque je n’aime pas parler de produits dérivés, j’aime parle d’œuvres dérivées, de quoi faire et, à mon sens, quelque chose de puissant, avec beaucoup de dérivations intéressantes. Et, malheureusement, l’IP [la licence NDLR] a été rachetée par Capcom. Car quand Capcom arrive et vous dit « On vous finance l’intégralité du jeu, l’IP c’est à nous ». À ce moment-là, on négocie avec d’autres éditeurs – je passe les noms –, qui acceptaient de partager l’IP à 50/50 ou qui nous laissaient l’IP, mais qui donnaient beaucoup, beaucoup moins d’argent. Et on ne pouvait pas faire un AAA avec l’argent qu’ils nous donnaient, et c’est la règle du jeu. Donc, au moment où Capcom est arrivé – je ne vous donnerai pas la somme –, ils ont mis vraiment un gros chèque sur la table, qui couvrait la totalité du jeu. On s’est dit que c’était notre premier jeu et on voulait qu’il aille au bout, donc, on cède l’IP. Ca veut dire quoi aujourd’hui ? Ca veut dire que tout ce qu’on a produit dans le cadre de ce jeu, on n’a aucune propriété intellectuelle dessus. Donc on ne peut pas faire de la novélisation, on ne peut pas faire de romans dessus, on ne peut pas faire de série télé, etc., sans demander à Capcom. Donc c’est très handicapant parce que c’est très compliqué culturellement. Moi, j’espère que ça débouchera sur des choses, mais ce ne sera pas notre décision. Donc, cela ne peut venir que de Capcom…
S.B. : c’est eux qui contrôlent, c’est eux qui ont la propriété intellectuelle.
A.D. : c’est le monde capitaliste contemporain, c’est-à-dire que les créations des artistes ne leur appartiennent pas.
Vous n’avez pas le droit de leur dire : « Et si on faisait un film ? »
S.B. : on peut leur dire, mais c’est eux qui décideront. Et eux auront des objectifs marketing et de ventes.
A.D. : moi j’ai passé un projet de novélisation par exemple, mais on est absolument pas contactés…
S.B. : moi si.
A.D. : bah tant mieux, si on peut… Mais on n’a pas la maîtrise de ça.
S.B. : effectivement, j’ai été contacté par Capcom il y a quelques semaines. Ils m’ont demandé si j’étais intéressé sur une adaptation en roman. C’est venu de Capcom et ce n’est pas Dontnod qui prend la décision.
A.D. : c’est une chance qu’ils te demandent à toi et pas à quelqu’un d’autre.
S.B. : moi après je me suis retourné vers les gens de Dontnod en leur disant que Capcom m’a demandé de travailler dessus, sans me mettre en porte-à-faux. Je serai payé par Capcom, et pas par Dontnod.
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