Anthem : genèse, développement chaotique et traitement des employés, les coulisses du projet dévoilées
par Alexandre S.Kotaku a pu apprendre de sources sûres de nombreux éléments ayant mené au désastreux lancement du dernier BioWare.
Depuis son lancement, Anthem a déçu de nombreux joueurs, rencontrant tout un tas de problèmes, dont de sérieux bugs, l'un d'eux pouvant carrément endommager la PS4, proposant un contenu pas assez diversifié et un scénario au final peu inspiré. Il s'agit du jeu de BioWare le plus mal noté sur Metacritic, la note oscillant selon les plateformes entre 55 et 69, un coup dur pour le studio qui survient après un Mass Effect: Andromeda ayant divisé. Jason Schreier de Kotaku s'est penché sur le jeu et sa genèse, en interviewant pas moins de 19 personnes ayant travaillé sur le projet ou étant très proches, sous couvert d'anonymat, afin de tenter d'expliquer cet état de fait. Ce n'est vraiment pas tout rose et il y a de quoi se faire du souci sur l'avenir de BioWare.
Pour commencer et bien montrer à quel point le développement fut chaotique, le jeu se nommait encore Beyond à quelques jours seulement de sa révélation à l'E3 2017, des tee-shirts pour les membres du staff ayant même été produits pour l'occasion. Cette dénomination faisait référence au fait de partir en exploration au-delà du fort. La raison d'un changement si soudain ? La marque était déjà prise et Electronic Arts a alors établi qu'il serait trop difficile de la sécuriser, donc l'un des noms de rechange a été utilisé, Anthem. Pas grand monde chez BioWare comprenait le choix de ce titre qui n'avait pas vraiment de sens. Pour autant, une explication a été trouvée par la suite avec l'Hymne de la Création. D'ailleurs, avant la démo de ce fameux E3, le genre de jeu que serait Anthem n'était même pas vraiment défini, c'est dire...
Un concept initial bien différent
Pour remonter encore plus loin, le début du projet qui a donné naissance à Anthem remonte à fin 2012, alors baptisé Dylan (référence au fait d'être le Bob Dylan du jeu vidéo) et auquel seuls quelques membres de BioWare avaient accès. Les idées changeaient alors constamment, ce qui est un processus normal, et étaient déjà ambitieuses. Pour sûr, Dylan serait un jeu d'action jouable avec ses amis et s'éloignant de la SF et fantasy propres aux autres licences du studio. L'un des premiers concepts était celui d'une planète extraterrestre hostile nécessitant le port d'une combinaison pour s'y déplacer, inspirée de celles de la NASA. Un Iron Man sans le côté « cartoon » en résumé. Le concept a rapidement évolué en une sorte de Triangle des Bermudes de l'univers où la gravité aurait attiré les vaisseaux et autres corps célestes. Ce faisant, nous aurions été l'espèce la plus faible et donc la proie des autres créatures, axant le jeu sur la survie. L'un des prototypes permettait de s'accrocher à un monstre géant, d'autres étaient centrés sur l'environnement et le climat dynamique jouant impactant la survie. Des titres comme Shadow of the Colossus, Dark Souls ou Darkest Dungeon servaient alors d'éléments de comparaison. L'un de ces prototypes avait justement été rapidement montré à l'E3 2014, comme vous pouvez le voir plus bas.
Pour autant, Anthem a toujours été pensé comme un jeu multijoueur en ligne, mais pas forcément un looter shooter. Dans les premières versions, il aurait été question de partir en expédition depuis une ville avec nos amis pour ensuite survivre le plus longtemps possible. L'exosquelette, les affrontements alternant entre mêlée et tirs auraient été présents, mais sans l'aspect grind pour obtenir du loot. Un exemple de mission a été donné, qui nous aurait emmenés en groupe dans un volcan afin de découvrir la cause de son éruption, en affrontant diverses créatures avant de revenir à notre base, la satisfaction de la réussite en équipe étant alors un point clé. Si ces prémices étaient prometteuses, un détail est venu tout chambouler, le départ de Casey Hudson en 2014, lui qui était vu comme un capitaine sachant tenir la barre. Cela n'a pas empêché les équipes de garder le moral, car tout le monde y voyait un grand potentiel et prenait le temps pour faire les choses bien.
Un développement stagnant
Après le départ d'Hudson, plusieurs vétérans du studio prirent le relai (dont Jonathan Warner), entraînant de l'indécision dans la vision créatrice et un mauvais management selon les sources. Ces têtes pensantes cherchaient toujours de nouvelles idées sans poser correctement des bases solides pour le jeu. Les problèmes ont alors commencé à survenir avec le développement à proprement parler, toutes les idées n'étant pas réalisables, avec en plus des difficultés avec les infrastructures en ligne et un gameplay qui restait encore à être réellement défini. Si la volonté de proposer un immense monde ouvert était présente, la fonctionnalité de vol avec l'exosquelette demandait par exemple d'effectuer de grands changements de design à chaque modification. Elle a par ailleurs été retirée puis réintégrée à de multiples reprises. Des rencontres procédurales d'ennemis et dangers environnementaux ont aussi été à l'étude, sans succès. Entre 2015 et 2016, peu d'avancées ont donc eu lieu.
Concernant l'histoire, l'arrivée de David Gaider (scénariste sur Dragon Age: Inquisition entre autres) sur le projet en 2015 a également eu un fort impact, sa vision rentrant en conflit avec ce qui avait été pensé jusqu'alors par les membres de l'équipe de développement. Au final, il quitta BioWare en 2016 entraînant une refonte du scénario par ses successeurs. Mais surtout, entre la prise de décision et l'intégration dans le jeu, il pouvait se passer des mois voire carrément une année, la faute au moteur utilisé depuis 2011, le Frostbite Engine ! Pour résumer, les outils mis à disposition des développeurs avec ce dernier ne leur permettaient pas de réaliser pleinement leurs ambitions. Son utilisation est à ce point compliquée qu'il est dit que pour corriger un bug, il est parfois préférable de contourner le problème plutôt que de fixer le mal à la racine... En plus, Anthem étant un jeu en ligne, les systèmes déjà créés pour les précédents jeux du studio ne pouvaient pas fonctionner et devaient être conçus à partir de rien, nécessitant de la main-d'œuvre.
Et c'est là qu'un autre point entre en compte, le manque de personnel par rapport à des projets de même calibre comme les Destiny et The Division. D'ailleurs, l'emploi du terme « Destiny » était proscrit dans les locaux, entraînant des réactions négatives des têtes pensantes alors que bon nombre de mécaniques sont directement inspirées de la licence de Bungie de l'aveu même des employés. Pire encore, Electronic Arts a carrément débauché des membres de l'effectif de BioWare ayant une bonne expérience avec le Frostbite afin de les faire travailler sur FIFA 17, source conséquente de revenus pour l'éditeur. En revanche, demander de l'aide à l'équipe dédiée d'EA afin d'avoir des conseils au sujet du moteur de jeu se révélait bien plus compliqué, les différents studios sous son égide bataillant en plus pour ce temps d'attention.
Du remue-ménage en interne
Une démo du jeu réalisée pour Noël 2016 (une tradition dans l'entreprise) où la fonction de vol avait été retirée est passée entre les mains de Patrick Söderlund, alors vice-président exécutif d'Electronic Arts, qu'il jugea inacceptable notamment d'un point de vue graphique. S'en est suivi pas moins de six semaines de crunch afin de réaliser une nouvelle démo spécialement pour l'intéressé, avec cette fois la possibilité de voler et un meilleur rendu visuel. Ce dernier se rendit à Edmonton au printemps 2017 et il fut impressionné par la fonctionnalité qui s'est évidemment retrouvée dans le jeu actuel et la présentation de l'E3 2017, pourtant bien loin de refléter réellement l'état réel du développement, aucune mission n'ayant par exemple été implémentée.
En plus d'un développement assez chaotique, des dissensions en interne ont eu lieu entre l'équipe d'Edmonton (Dragon Age, Mass Effect) et Austin (Star Wars: The Old Republic), la première se sentant supérieure à l'autre du fait d'être à l'origine de la société. Le fait que tous les projets d'Austin aient été annulés fin 2014, dont Shadow Realms, n'a rien arrangé. Début 2017, des membres de BioWare Austin ont donc rejoint le projet après la sortie de Mass Effect: Andromeda, mais les problèmes de définition claire du projet couplés à la distance n'ont rien arrangé, même si le message en interne était qu'Edmonton avait la vision créatrice et qu'Austin devait l'exécuter.
De nombreux vétérans de BioWare ont ensuite quitté le navire à l'été 2017 et le décès du lead designer Corey Gaspur a également laissé un grand vide. L'année suivante, c'est son successeur James Ohlen qui a lui aussi pris congé avant la sortie du jeu. La période de lancement donnée à l'époque pour l'automne 2018 n'a elle jamais été réaliste, et si la sortie s'est faite en février dernier, c'est bien parce qu'EA avait donné comme date butoir le mois de mars 2019, correspondant à la fin de l'année fiscale. Le planning était tellement serré que Mark Darrah, qui travaillait alors sur le prochain Dragon Age et avait bien affirmé ne pas travailler sur Anthem, a été mis en poste en tant que producteur exécutif à l'automne 2017 et a poussé ses équipes dans un seul but : sortir le jeu. Aaryn Flynn a lui quitté le studio et Casey Hudson a fait son retour, de grands changements qui prennent aujourd'hui du sens.
Un jeu sorti dans l'urgence au détriment des employés
Début 2018, si le vol et les gunfights étaient en bonne voie, le level design, le scénario et la création du monde étaient les problèmes majeurs du moment, une seule mission avait été implémentée et les systèmes de loot et de pouvoir des Javelins n'étaient pas finalisés. Oui, si pas loin de sept années de développement se sont écoulées depuis les premières phases du projet, ce sont seulement les 12 à 16 derniers mois qui ont permis de créer le cœur du gameplay, l'ensemble des quêtes et l'histoire, de quoi donner le vertige... Les temps de chargement trop longs étaient donc le cadet des soucis des développeurs et certaines fonctionnalités annoncées comme l'arbre de compétence du pilote n'ont pas vu le jour. En revanche, tout a été fait pour éviter de se retrouver avec des memes sur la Toile ridiculisant le jeu en proposant de la performance capture pour les visages, sauf que chaque prise était unique à cause du coût engendré et des délais. Avec un développement fluctuant, ce n'était pas une mince affaire. Certains dialogues in-game n'ont donc aucun sens, vous savez désormais pourquoi. Dans le même ordre d'idée, cette situation peut expliquer les problèmes de connexion rencontrés lors de la démo, puisque la version de travail pouvait parfois être instable au point d'empêcher les équipes de se connecter durant plusieurs jours.
Forcément, ce qui devait survenir arriva, et c'est le point le plus inquiétant dans cette histoire, la pratique intensive du crunch pour parvenir à sortir le jeu dans les délais impartis. Les équipes travaillaient tard jusque dans la nuit ainsi que le week-end. La pression venait de donc de toute part, que ce soit en interne, d'EA qui avait ramené des effectifs supplémentaires notamment de chez Motive, et de la concurrence avec Destiny 2 s'améliorant et The Division 2 alors annoncé. C'est également l'éditeur qui a poussé à l'implémentation de microtransactions afin d'assurer des revenus sur le long terme. Si la Baie de lancement existe, ce n'est pas dû à la demande des joueurs, mais bien parce que les cerveaux du projet se sont rendu compte à quelques mois de la sortie qu'il n'y avait aucun lieu pour montrer les différents éléments cosmétiques acquis à ses amis, ruinant de ce fait une partie de l'incitation à débourser de l'argent pour en obtenir. Motive est donc venu à la rescousse et a créé ce lieu.
Pour pallier au manque de contenu, des solutions artificielles ont été créées, comme les Défis des légionnaires avec les tombes, nécessitant pas mal de phases de grind. Dans tous les cas, l'exécutif savait pertinemment qu'Anthem recevrait de mauvaises critiques à sa sortie, mais pouvait s'améliorer par la suite du fait d'être un jeu évolutif. Pour autant, les développeurs eux-mêmes ne s'attendaient pas à ce que leur jeu sorte dans un tel état défectueux. Certaines remarques faites par les joueurs à la sortie avaient déjà été transmises en interne, mais totalement ignorées.
Le traitement des employés de BioWare montre une fois de plus les limites des méthodes actuelles de développement de jeu vidéo à gros budgets dans certains studios. Des dizaines de personnes dont des vétérans de l'industrie ont ainsi quitté le studio ces dernières années. La raison ? Dépression et anxiété (des personnes s'enfermant même dans des pièces pour y pleurer), certains développeurs ayant même dû prendre des semaines voire des mois de congé à cause de leur santé mentale, ne revenant pas forcément ensuite... Pour autant, la direction assurait que tout allait bien et que la « magie BioWare » allait encore une fois opérer, un terme employé au sein du studio disant que peu importe les difficultés rencontrées sur un projet, tout finit toujours par rentrer dans l'ordre comme avec la trilogie Mass Effect ou Dragon Age: Origins. Et si ce genre de pratique continue d'exister, c'est bien parce qu'elle a prouvé son efficacité sur Dragon Age: Inquisition, où une grande partie du jeu a été assemblée durant sa dernière année de développement, entraînant un succès critique et commercial.
Un jeu manquant de temps malgré des années d'errance et une approche du développement à revoir, Anthem est la malheureuse victime de nombreux problèmes que porte BioWare en son sein. Désormais, c'est à l'équipe d'Austin d'assurer le suivi du jeu pour les mois à venir, tandis qu'Edmonton se concentre désormais sur le prochain Dragon Age et d'autres projets. Il reste à espérer que des leçons auront été tirées de tous ces déboires rendus publics, autant pour les développeurs que pour les joueurs.