Ubisoft : Serge Hascoët, n°2 du studio, et deux autres hauts gradés « démissionnent » après une nouvelle enquête
par Amaury M.Yannis Mallat, directeur des studios canadiens, et la DRH Cécile Cornet quittent eux aussi la société après de nouvelles révélations accablantes.
Chez Ubisoft, rien ne va plus. Depuis quelques semaines, des témoignages glaçants d'employés ou anciens employés font surface sur la Toile, ce qui a poussé Libération à enquêter sur le fonctionnement de l'entreprise. Dans un papier publié la semaine dernière, le journal mettait en lumière les agressions et harcèlements commis par Tommy François, vice-président de la ligne éditoriale d'Ubisoft, de Maxime Béland, son homologue à Toronto, et d'un certain M.B., proche de Serge Hascoët. Depuis, du ménage a déjà était fait, mais une nouvelle enquête de Libération (n°12158 ou en ligne) parue hier met en lumière les rouages d'Ubisoft, qui ont permis à ces hommes de poursuivre leurs harcèlements pendant des années.
Cette fois, c'est carrément Serge Hascoët qui est accusé de harcèlements selon plusieurs témoignages, mais également de couvrir ses collègues, pour le bien d'Ubisoft. N°2 du studio, « intime d'Yves Guillemot » (PDG d'Ubisoft pour rappel), Hascoët est d'après l'enquête de Libération « au cœur du système toxique qui imprègne l'entreprise », « celui par lequel le système de boy's club viriliste et machiste existe et prospère ». Responsable créatif du studio, Serge Hascoët est l'homme qui a permis à Ubisoft de quitter sa Bretagne natale pour devenir le troisième studio le plus important du milieu vidéoludique, validant toutes les productions depuis près de 20 ans, que ce soit les Assassin's Creed ou les Watch_Dogs dernièrement. Sauf que Serge Hascoët est « valorisé pour sa toxicité au sein d'Ubisoft », et a tout fait pour protéger Tommy François et ses collègues jusqu'à tout récemment, à l'aide du service des ressources humaines et donc de sa directrice, Cécile Cornet.
Après l'enquête de Libération de la semaine dernière, des sanctions ont été prises. Tommy François a été mis à pied, Maxime Beland a démissionné et un inconnu, sans doute Andrien « Escoblades » Gbinigie, a été renvoyé de Toronto. Ce qui était loin d'être suffisant pour certains employés d'Ubisoft, qui ont assisté à une réunion de crise qui n'allait visiblement pas arranger les choses, comme l'explique Romane (le nom a été changé par Libération), présentée comme une « gradée d'un site d'Ubisoft » :
Ce que je comprends, c'est qu'Ubisoft va sanctionner quelques personnes, les plus visibles, histoire de faire bonne figure à l'extérieur, mais qu'on sauvera tous les gens toxiques dont le nom n'est pas sorti avec autant de force.
Romane avait visiblement vu juste jusqu'ici, seules trois personnes ont été renvoyées, alors que l'enquête pointait des services tout entiers, sans pour autant citer de noms précis à part ceux de François, Beland et M.B.. Pire encore, les RH sont montés au créneau pour se positionner comme victimes de cette affaire, alors qu'ils étaient accusés de couvrir eux aussi ces agissements malgré les plaintes répétées, affirmant aux victimes de harcèlements qui avaient eu le courage de venir témoigner que « ce sont des créatifs, c'est comme ça qu'ils fonctionnent » ou « si tu ne peux pas travailler avec lui, il est peut-être temps que tu partes ». Une femme, anonyme, travaillant actuellement à Ubisoft raconte même que la situation a empiré depuis la première enquête de Libération :
Les rédactions au sein des studios de production sont extrêmes. Tous les chefs ont eu pour consigne de parler aux employés, mais ils ne le font que par obligation. Ils restent convaincus que cela nuit à leur liberté. Ils appellent ça une « chasse aux sorcières ».
D'autres employés haussent le ton en interne, utilisant la plateforme Mana, réseau social de l'entreprise, pour demander la démission ou le licenciement de Serge Hascoët et de Cécile Cornet, DRH. Mais pas question pour les ressources humaines de se laisser faire, le chef des RH à Montréal a ainsi déclaré lors d'une réunion que « ces articles sont injustes, et si Yves Guillemot ne fait pas une déclaration publique pour disculper les RH, c'est simple, (il) quitte Ubisoft avec (son) équipe ». Des propos assez ironiques à l'heure actuelle, nous y reviendrons.
Mais comment Ubisoft a-t-il fait pour laisser passer tout ça depuis des années ? L'entreprise affiche régulièrement des messages positifs sur les réseaux sociaux, vantant l'inclusion et la diversité au sein de ses studios, et il a même adopté en 2018 Whispli, « plateforme de lancement d'alerte pour sociétés soucieuces de leur sécurité » d'après ses créateurs. Une plateforme idéale pour dénoncer les faits de corruptions, mais qui a été bridée par Ubisoft, comme l'explique une ancienne salariée :
À l'époque, nous avions déjà recommandé d'intégrer les thèmes du harcèlement et des discriminations, mais la DRH Monde avait explicitement refusé, craignant un grand déballage.
Et pour cause, le studio propose également sa propre cellule de crise, Respect at Ubisoft, qui compte aujourd'hui plus d'une centaine de cas, « allant du harcèlement moral jusqu'au viol » d'après Libération. Une membre de ce système détaille même le terme de « harcèlement d'ambiance », servant à alerter des pratiques comme « des équipes de mecs qui affichent des photos ou regardent des vidéos pornos » sur leur lieu de travail, ce qui ne vise personne directement, mais qui agit comme un poids sur leurs collègues féminins. Pourtant, les ressources humaines ne font rien, il faut dire que « un quart des signalements viserait nommément le chef des créatifs d'Ubisoft, Serge Hascoët, ou le service Édito dont il a la charge ». Ce numéro 2 du studio est présenté par une ancienne assistante comme « une diva colérique » qui aurait permis à cette culture toxique de perdurer :
Tout le monde le sait, le connaît pour ça. Il est même valorisé pour sa toxicité, pour sa misogynie, son homophobie, sa méthode de management d'écrasement auprès des autres.
Romane revient ainsi sur la fameuse soirée de Noël où Tommy François a essayé d'embrasser de force une femme, Serge Hascoët était présent à ce moment-là et « ça le faisait rire ». Il aurait également drogué des collègues en leur donnant des space cakes, et tenu des propos plus que douteux et déplacés :
Serge, entouré de vice-présidents, a dit que cette « mal baisée » entravait sa créativité et qu'il fallait lui agrandir l'esprit « à grands coups de bite dans le derrière » et « la faire tourner jusqu'à ce qu'elle comprenne ».
D'autres témoignages décrivent Serge Hascoët imitant des grognements de chien devant des femmes, allant jusqu'à coincer une collègue dans un ascenseur pour lui grogner dessus tout en la fixant dans les yeux, une pratique reprise par d'autres membres du service Édito comme « une marque de fabrique ». Et ça, les ressources humaines le savaient, mais le mot d'ordre dans l'entreprise est de sauver la face :
À Ubisoft, on préfère enterrer les choses, attendre que ça se tasse, et que tout le monde se réconcilie à la fin.
Pourtant, Ubisoft dispose en interne d'un code de bonne conduite, régulièrement rappelé par Yves Guillemot d'ailleurs, mais qui est suffisamment évasif pour éviter les sanctions. Ce code serait en effet relu par la DRH afin de ne pas trop engager l'entreprise, sans y inclure notamment de cas trop précis. Et l'idée était que tous les problèmes rencontrés au bureau passent par les ressources humaines, afin que ces derniers gèrent les affaires, et essayent de les étouffer. Les RH mettent ainsi la pression aux victimes, qui finissent par quitter Ubisoft d'elles-mêmes, ou passent pour des « traîtres » ou des personnes « anormales ». Le but est ainsi de préserver les têtes pensantes, qui font vendre des jeux, malgré leurs personnalités toxiques ou envahissantes. Libération a ainsi mis la main sur un document interne où des comités d'entreprise accusaient Yves Guillemot de cohabiter difficilement avec Michel Ancel, présenté comme une « star » d'Ubisoft, concepteur des Rayman et Beyond Good and Evil. Aucune affaire de harcèlement ne vise Michel Ancel dans les témoignages, mais il est l'exemple même de la personne intouchable :
Quelqu'un de cette trempe permet de changer la perception que les gens ont d'Ubisoft. Michel Ancel a un statut équivalent à d'autres stars du milieu, qu'il est très difficile de changer, c'est aux représentants du personnel comme aux ressources humaines de trouver des moyens pour protéger les gens qui travaillent avec lui.
Yes Guillemot était évidemment au courant de ces agissements, d'après la DRH Cécile Cornet qui aurait affirmé en 2019 qu'il « est OK avec un management toxique, tant que les résultats de ces managers excèdent leur niveau de toxicité ». Quitte à accorder « une deuxième chance, une troisième ou plus si besoin » à ces personnes. Cependant, le précédent article de Libération a secoué le PDG d'Ubisoft, qui veut désormais « être au courant de tous les cas ». Un témoignage conclut cette nouvelle enquête :
C'est vraiment un moment #MeToo parce que ce n'est pas seulement une somme de révélations individuelles, mais un changement de marqueur de ce qui est acceptable et de ce qui ne l'est plus.
Alors, que va-t-il désormais se passer pour Ubisoft ? Eh bien, il est clair qu'il va y avoir du changement, et du ménage a déjà été fait depuis la parution de la seconde enquête de Libération. Cette nuit, Ubisoft a publié un communiqué annonçant « des changements importants au niveau de sa direction », afin d'améliorer et renforcer sa culture. Trois personnes majeures ont ainsi quitté l'entreprise, à savoir Serge Hascoët, Chief Creative Officier qui « a choisi de démissionner », Yannis Mallat, dirigeant des studios canadiens qui « quitte ses fonctions et la société avec effet immédiat » et Cécile Cornet, « qui a décidé de démissionner » de son poste de responsable Monde des ressources humaines « dans l'intérêt de l'unité du groupe », Le Figaro confirme qu'elle reste cependant au sein de l'entreprise. Le communiqué laisse ainsi penser à des départs volontaires, mais il y a fort à parier que le studio les a accompagnés jusqu'à la porte pour faire le ménage, et surtout tenter de sauver la face. Quoi qu'il en soit, il s'agit là de trois hauts gradés de l'entreprise, considérés comme intouchables jusqu'ici, leur départ est aussi étonnant que bienvenu pour les victimes. Yves Guillemot déclare :
Ubisoft n’a pas été en mesure de garantir à ses collaborateurs un environnement de travail sûr et inclusif. Ce n’est pas acceptable. Tout comportement toxique est en opposition totale avec les valeurs avec lesquelles je n’ai jamais transigé et avec lesquelles je ne transigerai pas. Je suis plus que jamais déterminé à mettre en œuvre des changements profonds afin d’améliorer et renforcer notre culture d’entreprise. Alors que nous nous engageons collectivement à construire un Ubisoft meilleur, j’attends de tous les managers du Groupe qu’ils accompagnent leurs équipes avec le plus grand respect. J'attends également d'eux qu'ils s’attèlent à mener ce changement nécessaire, avec comme ligne de conduite ce qui est le mieux pour Ubisoft et tous ses collaborateurs.
Le PDG est donc visiblement bien décidé à remettre son studio sur le droit chemin, et en quelques jours, ce sont les responsables de la ligne éditoriale à Paris et Toronto, le directeur créatif, la DRH et le directeur des studios canadiens qui ont été renvoyés ou qui ont démissionné après les révélations de harcèlements. Ubisoft va donc désormais devoir remplacer ces personnes rapidement pour rebondir du mieux possible et faire de ces affaires de l'histoire ancienne, même si le chemin risque d'être long. Pour rappel, ce soir aura lieu l'Ubisoft Forward, l'éditeur et développeur y présentera ses futurs jeux, notamment Assassin's Creed Valhalla et Far Cry 6, nous (Eric de Brocart et Pierre Wilmart) serons en direct pour couvrir l'évènement en compagnie de Sébastien Lapi, fondateur de Ma Vie de Geek et de la page Facebook Assassin's Geek, afin de suivre la présentation, et nous reviendrons évidemment sur cette affaire.
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Clint008 Rédacteur - Testeur |