The Last of Us Part II : Naughty Dog et la culture du crunch, une enquête accablante
par Amaury M.Plusieurs développeurs parlent des conditions de travail difficiles au sein du studio, actuellement en plein crunch.
Dans le milieu du jeu vidéo, le crunch est une pratique malheureusement trop courante, obligeant les développeurs à travailler d'arrache-pied jours et nuits avant le lancement d'un titre. Des studios ont déjà été épinglés à ce sujet, que ce soit Rockstar ou CD Projekt, ces derniers se justifiant toujours par la volonté de proposer un jeu de qualité aux joueurs. Alors oui, Red Dead Redemption 2 était « grandiose », et si The Last of Us Part II est au moins aussi bon que le premier volet, il le sera aussi. Mais chez Naughty Dog, tout n'est actuellement pas rose, comme l'a démontré une enquête de Kotaku.
Tout est parti d'un incident survenu le mois dernier, alors qu'une équipe de construction a malencontreusement fait tomber un énorme tuyau sur des bureaux, à 21h00 un vendredi soir. Le problème, c'est qu'il y avait encore des employés dans ces bureaux, et même si aucun n'a été blessé, ce fut la goutte d'eau qui a fait déborder le vase, en pointant l'environnement dangereux dans lequel ils travaillent. The Last of Us Part II sera sans doute un grand jeu, Naughty Dog étant connu pour repousser la limite du détail, mais à quel prix ? C'est la question que se posent les développeurs, et certains se sont entretenus de manière anonyme avec Jason Schreier.
Ils essaient de prendre soin de vous, de fournir de la nourriture, d'encourager à faire des pauses. Mais pour la plupart, l’implication est la suivante : « Faites le travail à tout prix ».
Ces développeurs soulignent en effet une certaine dualité dans la manière de faire chez Naughty Dog. D'un côté, la vie au studio est agréable, mais en période de crunch, cela signifie faire des journées de 12h et tirer un trait sur sa vie personnelle. Bien évidemment, vient ensuite l'usure, et Kotaku révèle que 14 des 20 créateurs d'Uncharted 4: A Thief's End ont quitté Naughty Dog après la sortie du jeu. Certains vétérans du studio se sont adaptés, mais d'autres évoquent une ambiance intenable.
Cela ne peut pas être quelque chose qui continue encore et encore pour chaque jeu, car cela n'est pas durable. À un certain moment, je me suis rendu compte que je ne pouvais pas continuer à faire ça. Je vieillis. Je ne peux pas rester et travailler toute la nuit.
Naughty Dog a quand même essayé de corriger le tir au début du développement de The Last of Us Part II, avec un planning créé pour éviter le crunch. Mais après la démo dévoilée à l'E3 2018 et les premiers retours, le studio s'est rendu compte que certains points n'allaient pas dans la narration, ne créant pas assez d'empathie pour les personnages. Neil Druckmann et son équipe ont donc décidé de rajouter des choses, à l'instar de la scène de la girafe dans le premier opus qui n'était pas prévue à l'origine. The Last of Us Part II est donc devenu de plus en plus grand, et dès la fin de l'année 2018, le studio était déjà en crunch :
Il faut beaucoup mettre de côté votre charge de travail actuelle pour répondre à ces demandes en temps réel qui se posent sur votre bureau.Faites cette chose que vous n'aviez pas prévue, cette autre chose que vous n'aviez pas prévue non plus, en plus de ce que vous deviez faire.
Comme si cela ne suffisait pas, des problèmes dans le suivi de l'information ont parfois lieu, des artistes travaillant sur une scène pendant dès semaines sans savoir qu'elle a été supprimée en amont, résultant d'une grosse perte de temps, et une chute du moral. Un souci lié à l'absence de producteurs pendant de longues années chez Naughty Dog, le studio ayant pendant longtemps laissé une grande liberté à tous les développeurs, et même s'il y a eu des recrutements pour qu'une personne soit en charge d'un secteur précis, tout n'est pas encore parfaitement coordonné.
C'est un environnement créatif incroyable. Mais tu ne peux pas rentrer chez toi.
Après les nombreux départs à la suite du développement d'Uncharted 4: A Thief's End, Naughty Dog a donc recruté de nouvelles personnes, mais le studio a un tel degré d'exigence qu'il leur demande un travail aussi pointu que celui des vétérans. Une tâche demandant deux heures à un développeur expérimenté prend trois fois plus de temps pour un nouveau venu, qui ne comprend d'ailleurs pas toujours les exigences des directeurs. Une gestion un peu chaotique qui devrait se reproduire pour le prochain jeu du studio, plusieurs développeurs évoquant déjà leur volonté de quitter Naughty Dog après la sortie de The Last of Us Part II et du contenu additionnel. Car non, le report de la date de sortie du jeu n'a absolument rien changé en interne.
Les gens qui pensent que le report est en quelque sorte pour soulager le stress ou la charge de travail de l'équipe ont tort. La première chose qu'ils voulaient réitérer, c'est que nous ne ralentissons pas le rythme.
Les développeurs l'affirment eux-mêmes, si The Last of Us Part II était sorti en février, son lancement aurait été catastrophique, la faute à de nombreux bugs encore présents à l'époque. Pour le bien des joueurs, les développeurs viennent donc au bureau avec des masques alors qu'ils sont malades ou sautent des repas, restent jusqu'à minuit ou viennent le week-end, mais aussi étonnant que cela puisse paraître, certains membres de Naughty Dog aiment travailler dans ces conditions. Le salaire est bon, les heures supplémentaires ne sont pas payées, mais converties en bonus ou congés, de quoi faire rester les plus passionnés, qui savent qu'au final, le jeu sera une réussite :
Il y a cet accord tacite. Beaucoup de gens sont très fiers de faire le Jeu de l'Année, un jeu de la plus haute qualité, l'œuvre artistique la plus incroyable. Bien que ce soit vrai, je ne sais pas s'ils calculent les sacrifices.
Ils n'ont jamais vu le succès autrement, ils ne croient donc pas qu'il existe un autre moyen d'y parvenir.
Jason Schreier évoque ici un réel « syndrome de Stockholm », mais qui risque de ne pas durer indéfiniment. Un noyau dur existera toujours chez Naughty Dog, mais il est clair que le studio aura vite fait d'user toute l'énergie des jeunes développeurs, qui finiront vite par aller voir ailleurs, dans des entreprises qui ont fait une croix sur le travail intensif. Le crunch est indissociable du jeu vidéo à l'heure actuelle, et même si The Last of Us Part II sera sans aucun doute une réussite, difficile d'oublier les sacrifices faits pour arriver à un tel résultat.